Interview au sujet du livre La maladie a-t-elle un sens ? - Santé Intégrative
Interview du Dr Thierry Janssen au sujet de son dernier livre : La maladie a-t-elle un sens ? Enquête au-delà des croyances
Alain Gourhant (magazine Santé Intégrative): pourquoi avez-vous écrit ce livre, à ce stade de votre parcours ?
Thierry Janssen : la raison est d'abord personnelle : quand je travaillais à l'hôpital, je ne me rendais pas compte du besoin de sens des patients que j’opérais. Je n’imaginais pas à quel point il était important pour eux de trouver une explication à ce qu'ils vivaient. Je ne soupçonnais pas que ces patients cherchaient à intégrer leur maladie à leur parcours de vie, afin de trouver un sens à leur expérience et définir une direction à leur existence. Depuis que j’accompagne les malades en tant que psychothérapeute, je me rends compte que cette question du sens est primordiale ; pouvoir y répondre correspond à un besoin fundamental pour l’être humain. J’ai donc été amené à m’interroger afin d’élargir le champ de ma réflexion. Vous savez, il y a un monde entre l’exercice de la chirurgie et la pratique de la psychothérapie. Est-ce que vraiment la maladie a un sens? Et, si elle a un sens, quel est-il? Comment y répondre, comment aider les patients face à cette question? Ce nouveau livre rend compte d’une réflexion personnelle éclairée par les connaissances de ma culture – une culture scientifique, contemporaine, occidentale.
AG: pourquoi ce soustitre “enquête au-delà des croyances”?
TJ: parce que nos croyances sont les filtres à travers lesquels nous tentons de comprendre la réalité. Nous ne pouvons pas nous passer de ces croyances, elles nous sont indispensables pour organiser la representation que nous avons de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons. Cependant, la réalité est toujours plus vaste, plus subtile et plus complexe que nos croyances nous le laissent supposer. Moi-même en tant que médecin j'avais des idées préconçues par rapport à la question du sens, j'ai donc du m'ouvrir à d'autres idées – d’autres theories à propos du sens de la maladie – pour, finalement, essayer de comprendre qui nous sommes réellement derrière nos différentes croyances. Examiner la manière dont nous nous représentons la maladie, ses traitements et sa guérison est un bon moyen de comprendre notre nature profonde, l’essentiel de ce qui fait de nous des êtres humains. Ce livre est une invitation à recontacter cet essentiel. Dans ma pratique j’ai pu constater que de nombreux malades sont déçus par la médecine scientifique, conventionnelle, qui n’apporte pas de réponse à leur quête de sens. Du coup, ils se tournent vers des thérapeutes non conventionnels, dits “alternatifs ou complémentaires”. Certains de ces thérapeutes affirment alors que toutes les maladies ont un sens bien spécifique et qu’il suffit de dire où l’on a mal pour comprendre pourquoi. Malheureusement, en consultant ces thérapeutes – véritables “donneurs de sens” –, les patients s’enferment dans des explications qui les empêchent de trouver le sens profond qu’ils souhaitent, chacun, attribuer à leur experience.
AG: on découvre alors que chaque culture apporte ses propres réponses à la question du sens de la maladie…
TJ: absolument. Ce livre est une enquête menée au sein de notre culture occidentale et contemporraine, mais pas seulement. Depuis que l’humain est humain, il tente d’apporter des réponses au chaos provoqué par la maladie. Que cela soit dans les communautés aborigènes du nord de l’Australie où j’ai séjourné, chez les Douala du Cameroun ou chez les Navajos en Arizona, les theories évoquées pour expliquer la maladie permettent toujours de rassurer les malades. Elles réorganisent le chaos, génèrent un espoir, donnent un sens, définissent une direction pour l’individu et sa collectivité. Peu importe la croyance, pourvu que l’on puisse y croire. Biologiquement, on sait que nos croyances sont indispensables pour survivre car, en générant des pensées positives et des émotions agréables, elles participent à la mise en route des mécanismes réparateurs du corps et à l’activation de bonnes defenses immunitaires. C’est parce qu’ils se sont inventé l’espoir d’un paradis que nos ancêtres sont parvenus à resister aux stress de leur condition. C’est parce que nous pouvons imaginer que nos souffrances ne seront pas inutiles que nous supportons les épreuves de notre vie. “Avoir l’espoir ne signifie pas que nous pensons que les choses vont se produire bien, écrivait Vaclav Havel. Cela signifie simplement que nous pensons que les choses auront un sens”. Sans espoir il est impossible de continuer à vivre. Sans un sens, nous ne pouvons plus advancer. Cependant, il me paraît important de ne pas se laisser enfermer dans une croyance. Il faut pouvoir relativiser nos représentations de la réalité, les enrichir à partir de nos expériences, les faire évoluer, ne pas s’identifier à notre pensée car celle-ci n’est que le reflet partiel et incomplet de ce qui est vraiment. Malheureusement, la plupart d’entre nous reste très attachée à nos croyances et refusent de les mettre en doute. Cela provoque les guerres les plus sanglantes. Car l’être humain est capable de tuer pour defender une croyance qui le rassure. C’est pour cela qu’il est important de pousser notre curiosité au-delà des croyances. A cette condition seulement nous pouvons comprendre l’“esprit des choses”, l’“esprit de ce que nous sommes”. Pour moi, c’est dans cette comprehension que reside la veritable spiritualité. Tout mon travail de médecin, de thérapeute et d’auteur tente de se situer à ce niveau. On découvre alors l’essence, l’essentiel, le bon sens qui nous montre à tous le même chemin.
AG: vaste programme…
TJ: programme indispensable, il me semble. Je suis interpellé que constater à quell point les gens laissent les autres penser à leur place. En particulier lorsqu’ils sont malades. En soi cela est compréhensible car la maladie est un traumatisme qui nous ôte nos repères et nos certitudes. Face à elle, nous sommes comme infantilisés et, du coup, nous avons tendance à remettre notre pouvoir à une autorité extérieure, un “bon parent”, un soignant, notre thérapeute ou notre médecin. Le transfert est facile. Mais je crois qu’un bon thérapeute ou un bon médecin doit aider les patients à trouver leur propre pouvoir. Mon livre est une incitation pour les malades à retrouver leur liberté et, face à la question du sens, choisir le ou les sens qu’ils souhaitent attributer à leur experience. Loin des théories toutes faites et de certaines affirmations “psychosomatiques” qui déclarent que toutes les maladies ont une cause psychologique (voire même une cause exclusivement psychologique), la réponse est à trouver au fond de chaque individu. Dans un véritable travail de libération.
AG : il y aurait actuellement face à l'absence de sens d'une société en crise, une demande profonde et collective de sens ?
TJ : je le pense, je le constate également. Les Chinois écrivent le mot “crise” en apposant deux idéogrammes; l’un signifie “le danger”, l’autre veut dire “l’opportunité”. Toute crise comporte en effet le danger de ne pas comprendre les raisons qui l’ont provoquée et, donc, de s’enfoncer plus loin dans la catastrophe. Et, en même temps, chaque crise est une opportunité de détecter les causes l’on produite et, de là, de changer ces causes afin d’obtenir d'autres effets. Depuis trois cents ans (depuis le siècle des Lumières), en Occident, nous nous représentons le monde comme une mécanique, et nous considérons la nature comme dangereuse. Convaincus d’être supérieurs, “en dehors de la nature”, nous pensons pouvoir dominer le monde par la comprehension de ses “mécanismes”. Malheureusement, à force de nous intéresser aux détails nous avons perdu la vision de l’ensemble. Et, en focalisant notre attention sur l’aspect materiel du monde, nous ne nous posons plus la question des liens existants entre les différents élements de la réalité. Nous ne nous posons plus la question du sens de notre réalité. Certains chercheurs affirment qu’il n'existe pas de sens préétabli à la réalité. C’est possible, cependant nous oublions qu’il est indispensable d’attribuer un sens à cette réalité car, je l’ai dit: le sens génère l’espoir nécessaire à notre survie. Un monde désespéré est un monde à l’agonie. L’important n’est pas tant de savoir si les choses ont un sens mais plutôt de savoir quel sens nous allons attributer aux choses. La question du sens a été evacuee du champ de nos préoccupations en même temps que l’analyse scientifique et matérialiste du monde a supplanter la démarche religieuse et spirituelle. Intuitivement, nous sentons bien qu’il manque quelque chose à notre équilibre. Simplement parce que nous ne sommes pas seulement des animaux constitutés de matière; nous sommes aussi des êtres animés d’émotions et de sentiments, des animaux en quête de sens.
AG : est-ce qu'on peut dire que la médecine conventionnelle, la médecine classique est dans une absence de sens, ou c'est plus compliqué que cela ?
TJ: la médecine est le reflet de la société dans laquelle nous vivons, elle est une émanation de la civilisation que, tous, collectivement, nous créons. A force de négliger la question du sens, on oublie de définir la direction dans laquelle nous souhaitons poursuivre notre aventure individuelle et collective. Réfléchir au sens de la maladie c’est aussi réflechir à l’orientation de notre chemin personnel et sociétal. Les anglo-saxons utilisent trois mots pour definer la maladie. Disease (la perte d'aisance) désigne l'affection comme elle est décrite par notre médecine scientifique. Illness traduit le malaise qui accompagne la maladie, c'est-à-dire le vécu subjectif du patient que notre médecine contemporaine ne prend pas ou très peu en compte. Enfin, sickness qualifie la maladie en tant que phénomène social engageant la responsabilité de toute la collectivité. Il existe donc au moins trois niveaux de sens à la maladie: un “sens biologique” de la pathologie-disease, un “sens symbolique” du malaise-illness et un “sens collectif” de la maladie-sickness. La médecine contemporaine ne s'intéresse pas beaucoup à ce sens collectif. Et nos sociétés individualistes sont peu enclines à considerer la responsabilité communautaire face à l’émergence de certaines pathologies… pensons au cancer contre lequel nous déployons de nombreux efforts de traitement mais très peu de mesures preventives… Nous avons encore beaucoup de mal à considerer notre responsabilité dans les processus de causes à effets qui provoquent l’accroissement du nombre des cancers… Nous n’avons pas très envie de changer nos habitudes de pollueurs… Pourtant il n’y a qu’en assumant notre “respons-abilité” que nous pouvons être habilités à répondre aux problèmes. C’est ce que savent des peuples traditionnels comme les Aborigènes, les Douala ou les Navajos. Chez eux, la plupart des rituels de guérison exigent la participation de l’ensemble de la communauté. AG : comment se fait-il que le “sens biologique” de l’affection-disease soit tellement valorisé dans notre culture occidentale, au détriment des autres sens de la maladie ? TJ: définir le “sens biologique” des maladies est naturel pour une culture comme la nôtre qui tente de comprendre la nature dans ses détails pour mieux s’en protéger, mieux la dominer. Notre médecine soignent des corps-objets. Elle ne s’intéresse pas aux corps-sujets. Il n’est donc pas étonnant qu’elle neglige le “sens symbolique” que nous avons besoin d’attribuer à nos expériences. Et, privilégiant les détails, elle oublie la globalité. Il n’est donc pas surprenant qu’elle minimise le “sens collectif” de nos maux.
AG : parlons maintenant de "ce pauvre docteur Hamer", votre livre apparait un peu comme un réquisitoire contre lui ...
TJ : je suis désolé que cela puisse être perçu comme un réquisitoire, car ce n'était pas mon but. J’ai simplement cherché à comprendre les théories de Hamer. Face à la médecine scientifique et technologique qui soigne le corps comme un objet, un courant de la médecine s’est constitué au début du XXème siècle afin de reconsidérer l’individu comme une entité indivisible. C’est la médecine “psycho-somatique”. J’ai retracé, dans mon livre, l'histoire de la médecine psychosomatique afin de comprendre comment celle-ci, avait pu donner naissance à des théories comme celle de Ryke Geerd Hamer, qui affirment une origine exclusivement psychologique à toutes les maladies et en particuluier au cancer. Ainsi, de Groddeck à Hamer, en passant par Freud, Jung, Reich, Helene Flanders Dunbar, Franz Alexander, Françoise Dolto, Henri Laborit ou George Canguilhem, j’ai tenté de montrer comment les affirmations de ce que l’on appelle la Nouvelle Médecine Germanique se sont mises en place. C’est passionnant. Mais, à la lumière, des dernières découvertes de la science, je suis obligé de constater que les affirmations de Hamer ne peuvent pas être considérées comme des theories mais simplement comme des hypothèses qui sont loin d’être démontrées, expliquées et vérifiées. Le reconnaître est la moindre des humilités. La moindre des honnêtetés aussi. Dans ma pratique je rencontre beaucoup de patients qui, véritablement endoctrinés par les affirmation de la Nouvelle Médecine Gernanique (ou de l’une de ses écoles comme la Biologie Totale) ont abandonné tout autre traitement que la prise en charge psychothérapeutique, convaincu de guérir de leur cancer par la seule resolution d’un conflit psychologique supposé à l’origine de leur pathologie. Arrivés à la fin de leur vie, ces patients meurent souvent dans la culpabilité de ne pas être parvenus à identifier leur problème psychologique ou de ne pas être arrivé à le dépasser. C’est absurde. Car, même si le cancer peut être favorisé par un stress psychologique, comme la plupart des maladies, il s’agit avant tout d’une pathologie d’origine multifactorielle. Les affirmations de Hamer surviennent à la suite d’une expérience dramatique qu’il a vécu à travers la mort de son fils, tué par une balle perdue – une affaire que la justice a voulu étouffer pour protéger le meurtrier, fils d’une personnage très en vue – et, quelques mois plus tard, l’apparition d’un cancer du testicule qui, selon le médecin allemand, était la conséquence de sont chagrin, manifestée sous la forme d’une maladie mortelle dans un organe hautement symbolique de sa paternité blessée. Comme beaucoup d’inventeurs convaincus du genie de leur idée, Hamer a voulu faire entendre ses affirmations sans y joindre la pédagogie nécessaire et, surtout, sans faire réferences à ces nombreux prédécesseurs, théoriciens de la pensée psychosomatique. Rejetés par ses paires, il a développé une sorte de “parano” qui m’a empêché de le rencontrer au cours de mon enquête… c’est dommage.
AG : ce nouveau livre serait-il un appel à la médecine contemporaine pour évoluer, réfléchir, se remettre en question ...?
TJ : c’est un appel à tous les soignants, médecins ou non médecins, conventionnels ou non conventionnels, défenseurs ou détracteurs des hypotheses de Hamer. Et ce pour deux raisons. Tout d’abord parce que de plus en plus de patients sont fâchés contre la médecine. La plupart des médecins ne s'en rendent pas compte car ils vivent dans des univers clos, cependant un veritable fossé se creuse entre les soignants et les soignés. De plus en plus de gens ne se sentent pas respectés dans leur intégrité, leur globalité et la médecine se prive d'un moyen de les aider. Car le fait d’écouter les patients, de leur permettre de confier leur malaise et de les accompagner dans leur quête de sens, générerait une série d’émotions agréables ou “positives” qui participeraient à leur guérison. Sans compter que cette dimension humaine et humaniste redonnerait du sens à la pratique médicale. De nombreux médecins en seraient plus heureux. La seconde raison à cet appel est que, je l’ai dit, face au manque d’intérêt de la médecine pour la question du sens, de nombreux patients consultent des thérapeutes qui, parfois, sont eux-mêmes pris au piège de la volonté de répondre et d'apporter des solutions. Animés par une espèce de volonté de toute-puissance, ces “donneurs de sens” empêchent les malades de trouver leur proper vérité. C’est dommage. Car aucun être humain ne peut, je crois, être réduit à une théorie trop simple. Nous sommes tellement complexes. Il faut beaucoup d’humilité lorsque l’on endosse la responsablité d’aider autrui sur le chemin de la guérison. Beaucoup de respect aussi. Nous sommes des “phénomènes” multidimensionnels, animaux biologiques, symboliques et sociaux. En tant que soignants, nous devons nous poser des questions et de ne pas nous satisfaire de nos réponses toutes faites.
Alain Gourhant : vous parlez aussi du “sens collectif” de la maladie. N’est-ce pas le sens le moins fréquemment évoqué dans notre culture?
TJ : C’est un fait. La médecine scientifique comprend assez bien le “sens biologique” des l’affections-diseases qu’elle analyse, diagnostique et soigne à l’aide de remèdes et de technologies. Les patients, quant à eux, s’intéressent de plus en plus au “sens symbolique” de leurs malaisesillnesses et tentent ainsi d’inscrire leur experience de la maladie dans le cours de leur existence. En revanche, le “sens collectif” de nos maladies-sicknesses est très peu pris en compte dans nos sociétés contemporaines occidentales ou occidentalisées. On est loin de ce qui se produit dans des sociétés traditionnelles comme celle des Navajos où la guérison d’un individu passe par une remise en question de toute la communauté; chaque membre du clan participle aux rituels organisés par le guerisseur – le hataali – qui dessine des peintures de sable sur le sol du hogan, où les ceremonies de guérison peuvent durer jusqu’à huit nuits et neuf jours.
AG: vous semblez le regretter…
TJ: Et pour cause. Le peu de conscience et d’intérêt pour le “sens collectif” des maladies aboutit à un manque de réflexion de la part de nos collectivités à propos des moyens de prévenir nos maux. Les individus sont déresponsabilisés par rapport à leur santé. Toute la sociéte évite de s’interroger sur les causes profondes impliquées dans la genèse des maladies. Prenez l’exemple des plans “anticancer”. D’un côté on conseille aux gens de manger plus de fruits et de legumes, on leur recommande d’éviter le tabac, l’alcool, les graisses, trop de sucre – ce qui n’empêche pas de continuer à vendre les fruits et les légumes aussi chers, et d’autoriser la commercialisation d’un nombre invraisemblable d’aliments trop gras et trop sucré, sans parler de l’imposture qui consiste à vendre des cigarettes et de l’alcool en enrichissant les caisses de l’Etat, le même Etat devant financer la prise en charge des maladies causées par le tabac et l’excès de boissons alcoolisées. D’un autre côté, les plans “anticancer” mettent l’accent sur la nécessité d’un dépistage précoce. Celui-ci est certes très important car il représente le moyen de guérir plus de malades, cependant on ne peut pas parler de véritable politique “anticancer” puisque, jusqu’à preuve du contraire, dépister une maladie ce n’est pas empêcher cette maladie d’apparaître! Si nous voulions réellement diminuer le nombre des cancers nous devrions clairement définir les facteurs qui favorisent et provoquent l’émergence et l’augmentation de cette maladie; parmi ceux-ci les pollutions environnementales occupent une place sousestimée, c’est donc nos modes de production et de consummation qui devraient être remise en question.
AG: ceci impliquerait un profond changement…
TJ: bien entendu. Une véritable prevention du cancer impliquerait un profond changement des fondements de notre civilisation. Comme la plupart des maladies, le cancer est une pathologie d’origine multifactorielle. Y participent des causes héréditaires, des déséquilibres alimentaires, des pollutions environnementales d’autant plus dangereuses qu’elles sont souvent invisibles, des agents infectieux, mais aussi des stress psychologiques chroniques qui fragilisent l’individu et l’ “usent” prématurément. Aujourd’hui nous vivons plus longtemps, essentiellement grâce aux développement des mesures antiinfectieuses (hygiene, vaccins, antibiotiques) et grâce aux progrès de la chirurgie qui répare les corps malformés, les corps cassés et le corps usés. Cependant, l’allongement de notre temps de vie nous expose à un nombre plus important de facteurs d’usure, parmi les quels le stress chronique et les pollutions environnementales sont très toxiques pour notre santé. Il en résulte toute une série de pathologies d’usure, chroniques et survenant de plus en plus précocément: maladies cardiovasculaires, diabète, arthrites, maladies inflammatoires et autoimmunes, allergies, ulcères de l’estomac, dépressions, cancers… autant de maladies dites “de civilisation” face aux quelles nous devons interroger nos comportements et revoir nos modes de vie.
AG: ce qui n’est pas simple…
TJ: c’est même très compliqué. Car cela suppose une modification de notre représentation du monde et de nous-mêmes. Or, depuis trois cent ans, en Occident, nous considérons que l’être humain est en dehors de la nature, que la nature est dangereuse et que nous devons utiliser notre intelligence pour la comprendre dans ses moindres détails pour la contrôler, l’influencer, la dominer. A force d’avoir analysé la nature dans ses details, nous en avons oublié de nous la représenter dans son ensemble, nous avons perdu la vision des liens qui tissent le tissu vivant. Nous avons une vision morcellée de la réalité. Du coup, il nous est difficile de comprendre la succession des causes et des consequences qui mènent à la maladie. Nous nous protégeons exagérément face à cette nature considérée comme dangereuse, nous produisons beaucoup, beaucoup trop et nous encourageons à la consommation effrénée de nos productions. Aveuglés par nos croyances, nous polluons sans jamais remettre en cause notre représentation du monde. Convaincus qu’il nous faut innover, produire et consommer, sans cesse, au service d’une croissance sans fin, nous ne sommes pas prêts à abnadonner nos modes de vie, même si ceux-ci nous sommettent à des stress absolument néfastes pour l’équilibre de notre santé. Dans ce contexte il n’y a pas vraiment de place pour une véritable prevention.
AG : pourtant on a le sentiment que le changement est devenu une nécessité…
TJ : il y a dix ans, j'ai effectué un jeûne en compagnie de Théodore Monod. Celui-ci s’interrogeait. “ Et si l'aventure humaine devait échouer...” avait-il donné comme titre à l’un de ses ouvrages. Sans aller jusqu’à reprendre le titre de l’ouvrage plus recent d’Yves Paccalet “l’humanité disparaîtra, bon débarras”, je pense qu’il est tout à fait possible que notre espèce atteigne les limites de ses capacités d’adaptation et finissent par entraîner elle-même sa proper disparition… peu importe, finalement, car plus importante que l’être humain, la vie poursuivra son aventure… nous ferions bien de nous rappeler que loin d’être en dehors de la nature, nous en faisons au contraire partie intégrante. Nous allons devoir changer notre representation de nous-mêmes et du monde, car si nous n’y parvenons pas, nous risquons de finir par être réellement exclus de la nature, éliminés par elle, faute d’avoir eu l’intelligence de comprendre ses lois et l’humilité de les respecter. Humilité vient de humus qui signifie “la terre” en latin. Humulité et humanité, ces deux mots ont la même origine… il est temps de nous en souvenir car nous ne serons pleinement humains que lorsque nous serons vraiment humbles. Il est temps que nous utilisions notre intelligence au service du bon sens.
AG : qu’entendez-vous par là ?
TJ : Ce que j’appelle le “bon sens” est celui qu’emprunte l’information dans notre cerveau. Le cerveau humain est le résultat d’une évolution. A sa base, une partie très ancienne, archaïque, partagée en gros avec les reptiles, nous permet d’appréhender le monde à travers des sensations physiques et d’y répondre de manière automatique, non consciente, par un jeu de réflexes vitaux qui nous permettent d’ajuster notre physiologie aux circonstances de notre vie. Puis, les informations sensorielles physiques sont transformées en emotions dans notre cerveau mammifère – ce que nous appelons le système limbique. Les emotions – agréables ou, au contraire, désagréables – sont des signaux qui nous renseignent si nos perceptions sont bonnes ou mauvaises pour nous. Elles entraînent toute une série de reactions corporelles et, en même temps, elles sont transformées, au niveau des couches les plus récentes de notre cerveau – notre néocortex, plus spécifiquement humain – en images, en representations, sur lesquelles nous posons des sons, des mots, des sentiments; sentiments qui alimentent nos pensées, nos croyances. Revenir au “bon sens” consiste donc à d’abord recontacter nos sensations physiques, reprendre conscience de la réalité corporelle et matérielle, pour ensuite écouter les émotions qui naissent de nos expériences physiques et, finalement, mettre des mots sur ces emotions. Et pas le contraire. Car si nous nous fions à nos discours sans tenir compte de la réalité physique et émotionnelle nous risquons de délirer. Cela nous permet d’affirmer qu’il faut continuer à polluer la planète où nous vivons sans ressentir l’inconfort, voire la souffrance provoquée par nos pollutions. Délirer vient de delirare qui veut dire “sortir du sillon” en latin. La métaphore est jolie car le “bon sens” est celui des paysans, soumis aux contraintes de la terre, aux rythme des saisons, obliges de cultiver leurs champs avec humilité. Ce bon sens nous remet en contact avec la réalité, avec l’essentiel, il permet de trouver un sens qui nous emmène dans une bonne direction.
AG: comment traduisez-vous tout cela dans votre travail avec les patients?
TJ: J’accompagne principalement des personnes atteintes d’une maladie chronique. La plupart d’entre elles souffre d’un cancer. Car le cancer, de part la longueur de certains traitements ou la lenteur d’une evolution qui, hélas ne se solde pas toujours par la guérison, s’inscrit bien souvent dans la chronicité. Ces malades cherchent du sens mais ne trouvent pas de pistes de réflexion auprès des médecins et des soignants dans l’univers de la médecine dite “conventionnelle”. Certains se sont adressés à des thérapeutes dits “alternatifs” qui, parfois, se sont comportés comme des “donneurs de sens”. Mon travail essaie au contraire d’aider chacun à trouver le sens qui lui appartient. La signification qu’il souhaite attributer à son experience de la maladie. Je propose donc, tout d’abord, de revenir au corps. A travers le mouvement, la respiration, la danse, des exercices inspires du qigong ou du tai chi, les malades ont alors la possibilité de distinguer, de ressentir et de prendre conscience des zones fluides, souples et confortables dans leur corps, et, par contraste des zones rigidifiées, raidies, contractées, douloureuses et inconfortables. Ils apprennent à discerner ce qui est en santé de ce qui est en souffrance. A partir de cette experience corporelle, je les invite à accueillir les emotions qui surgissent des sensations éprouvées. Et, ensuite seulement, à mettre des mots sur leur experience… et, avant les mots, à s’exprimer d’une manière spontannée, à travers un élan physique et émotionnel, en utilisant une forme non négociable de l’expression humaine: l’expression artisitique. Le dessin, la sculpture, … les malades découvrent alors tellement plus d’eux-mêmes que ce qu’ils croyaient être. A chaque fois, je suis émerveillé de découvrir leurs productions artistiques. Celles-ci contiennent tous les archetypes du bon sens. La santé, tant espérée par les patients, y est représentée par des fleurs, des arbres et des oiseaux, dans un ciel bleu où brille un soleil flamboyant dont les rayons scintillent dans les torrents d’eau qui coulent sur le papier… les metaphores empruntées à la nature sont nombreuses.
AG : vous faites souvent réference à la mythologie de l'Egypte ancienne dans votre ouvrage. Pourquoi?
TJ : depuis l’âge de cinq ans, j’entretiens une relation très particulière avec la civilisation pharaonique. Ce fut un véritable coup de foudre qui m’a incite à suivre de cours d’égyptologie dès l’enfance, à Bruxelles. Avec le recul, je comprends mieux les raisons de cette passion égyptienne. La mort, tout d’abord, totalement intégrée à la vie. La nature, ensuite, véritable maîtresse du peuple égyptien, qui lui imposait ses lois à travers le respect des rythmes de la crue du Nil, des récoltes de blé et d’orge. La pensée des anciens Egyptiens était profondément influence par la conscience de l’alernance entre la sécheresse et l’abondance, entre la vie et la mort. Elle fut pour moi un moyen de mieux comprendre l’esprit des choses, un refuge spirituel. Elle l’est encore. Et la symbolique des divinités du panthéon egyptien est une source d’inspiration prodigieuse pour celui qui souhaite revenir au bon sens. La fascination que cette civilisation exerce sur nos contemporrains n’est pas dûe au hasard. Nous sommes impressionné par la stabilité de cette culture qui a marqué l’histoire pendant trois mille ans, en transmettant des valeurs essentielles qui restent fondamentales pour nos sociétés modernes. La civilisation pharaonique est un exemple remarquable de culture sophistiquée ayant été capable de rester en lien étroit avec la nature… une source d’inspiration, donc, pour nous qui sommes si fiers de nos sophistications et tellement déconnectés de la nature.
AG: parmi les différentes divinités qui apparaissent tout au long de votre livre, pourtant très scientifique, il y a une figure étrange qui porte une plume d’autruche sur la tête… la déesse Maât…
TJ: Maât représente le principe fondateur de la civilisation de l’Egypte ancienne. Elle symbolise l’harmonie cosmique, la justesse indispensable au bon fonctionnement de l’univers. En français, on a tendance à parler de “justice” lorsque l’on qualifie Maât… ce n’est pas tout à fait exact… il s’agit surtout de “justesse”. C’est-à-dire, la nécessité que chaque chose, que chaque être soit à sa “juste” place. A ce prix est le maintien de l’équilibre et de l’harmonie. Pharaon était le garant de la Maât. Toute l’intention du peuple égyptien était de perpétuer la Maât… on comprend dès lors pourquoi une civilisation peut durer trois mille ans et laisser un message si fort à l’humanité. Dans l’imaginaire mythologique de l’ancienne Egypte, le défunt devait se presenter devant Osiris si il voulait accéder à la vie éternelle. Il déposait alors son coeur sur un plateau de la balance d’Osiris et, sur l’autre plateau, Maât déposait la plume d’autruche qu’elle portrait sur la tête. Si le coeur du défunt était plus lourd que la plume de Maât, cela signifiait que les actions du mort n’avait pas été en accord avec le principe de la justesse, de l’harmonie et de l’équilibre; il était dévoré par un monster. Si, au contraire, le coeur du défunt était plus léger que la plume de Maât, il pouvait entrer dans le Royaume d’Osiris et connaître la vie éternelle.
AG : quand on a lu votre livre, on a l'impression d'une multitude, d'une complexité de sens en rapport avec la maladie ; quelle(s) qualité(s) nous faut-il, pour pouvoir naviguer dans cet océan de complexité et cela a-t-il un lien avec l'esprit intégratif que nous essayons de développer dans ce journal ?
TJ : certainement. Il me semble que si nous voulons répondre à la question du sens, la première qualité à développer est le discernement. Notre tradition occidentale a depuis trois cent ans élaborer une pensée analytique propice au discernement. Profitons-en. Le “phénomène humain” – comme le qualifiait Theillard de Chardin – est un phénomène multidimentionnel. La vie est mutidimentionnelle. Comme tout ce qui la constitue, y compris la maladie. Il paraît donc important de répondre à la question du sens d’une manière nuance, en tenant compte de cette multidimensionnalité. “Sens biologique” des affections que la médecine tente de comprendre, diagnostiquer et soigner. “Sens symbolique” que les patients ont besoin d’attribuer à leur souffrance afin d’intégrer cette experience dans le cours de leur existence, en fonction de leur passé, dans l’espoir d’un futur, en quête d’une direction à suivre pour continuer leur aventure. “Sens collectif” qui interroge nos sociétés. L’Organisation Mondiale de la Santé n’a-t-elle pas défini la santé comme un état de bien-être à la fois physique, psychique et social? L’enjeu est de pouvoir discerner ces différents sens de la maladie, ces différentes conditions necessaires pour préserver la bonne santé; et en même temps pouvoir comprendre que tout est lié, qu’il faut intégrer toutes les dimensions de l’être dans notre réfexion, faute de quoi nous passerions à côté de la réalité, dans la beauté de sa complexité.
AG : peut-on dire que la demarche “integrative” qui travaille sur les liens entre les différentes dimensions de l'être ou de la personne humaine constitue une demarche “spirituelle”?
TJ: à partir du moment où l’onn considère que la spiritualité est la science qui permet de comprendre l’esprit des êtres et des choses, oui: toute demarche integrative est animée d’une intention spirituelle. Comprendre l’esprit de ce que nous sommes et de ce qu’est le monde nécessite la capacité de discerner, puis d’intégrer. Identifier toutes les pieces du puzzle, puis les mettre ensemble, les relier, reconstruire le tout.
AG: “Santé intégrative” serait donc un journal spirituel?
TJ: il me semble que votre journal propose une comprehension des liens qui permettent de reconstituter le puzzle. Dans ce sens, il est “spirituel”. On pourrait peut-être dire qu’il fait partie des tentatives de “respiritualisation” de la pratique médicale. Etant entendu bien sûr que la spirirtualité dont nous parlons n’est pas reliée à une conception ou une croyance religieuse.
AG: une spiritualité “laïque” ?
TJ: qualifions-là ainsi puisqu’il faut apporter cette precision afin d’éviter les confusions.
Article concernant le livre
Interview du Dr Thierry Janssen au sujet de son dernier livre : La maladie a-t-elle un sens ? Enquête au-delà des croyances
Alain Gourhant (magazine Santé Intégrative): pourquoi avez-vous écrit ce livre, à ce stade de votre parcours ?
Thierry Janssen : la raison est d'abord personnelle : quand je travaillais à l'hôpital, je ne me rendais pas compte du besoin de sens des patients que j’opérais. Je n’imaginais pas à quel point il était important pour eux de trouver une explication à ce qu'ils vivaient. Je ne soupçonnais pas que ces patients cherchaient à intégrer leur maladie à leur parcours de vie, afin de trouver un sens à leur expérience et définir une direction à leur existence. Depuis que j’accompagne les malades en tant que psychothérapeute, je me rends compte que cette question du sens est primordiale ; pouvoir y répondre correspond à un besoin fundamental pour l’être humain. J’ai donc été amené à m’interroger afin d’élargir le champ de ma réflexion. Vous savez, il y a un monde entre l’exercice de la chirurgie et la pratique de la psychothérapie. Est-ce que vraiment la maladie a un sens? Et, si elle a un sens, quel est-il? Comment y répondre, comment aider les patients face à cette question? Ce nouveau livre rend compte d’une réflexion personnelle éclairée par les connaissances de ma culture – une culture scientifique, contemporaine, occidentale.
AG: pourquoi ce soustitre “enquête au-delà des croyances”?
TJ: parce que nos croyances sont les filtres à travers lesquels nous tentons de comprendre la réalité. Nous ne pouvons pas nous passer de ces croyances, elles nous sont indispensables pour organiser la representation que nous avons de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons. Cependant, la réalité est toujours plus vaste, plus subtile et plus complexe que nos croyances nous le laissent supposer. Moi-même en tant que médecin j'avais des idées préconçues par rapport à la question du sens, j'ai donc du m'ouvrir à d'autres idées – d’autres theories à propos du sens de la maladie – pour, finalement, essayer de comprendre qui nous sommes réellement derrière nos différentes croyances. Examiner la manière dont nous nous représentons la maladie, ses traitements et sa guérison est un bon moyen de comprendre notre nature profonde, l’essentiel de ce qui fait de nous des êtres humains. Ce livre est une invitation à recontacter cet essentiel. Dans ma pratique j’ai pu constater que de nombreux malades sont déçus par la médecine scientifique, conventionnelle, qui n’apporte pas de réponse à leur quête de sens. Du coup, ils se tournent vers des thérapeutes non conventionnels, dits “alternatifs ou complémentaires”. Certains de ces thérapeutes affirment alors que toutes les maladies ont un sens bien spécifique et qu’il suffit de dire où l’on a mal pour comprendre pourquoi. Malheureusement, en consultant ces thérapeutes – véritables “donneurs de sens” –, les patients s’enferment dans des explications qui les empêchent de trouver le sens profond qu’ils souhaitent, chacun, attribuer à leur experience.
AG: on découvre alors que chaque culture apporte ses propres réponses à la question du sens de la maladie…
TJ: absolument. Ce livre est une enquête menée au sein de notre culture occidentale et contemporraine, mais pas seulement. Depuis que l’humain est humain, il tente d’apporter des réponses au chaos provoqué par la maladie. Que cela soit dans les communautés aborigènes du nord de l’Australie où j’ai séjourné, chez les Douala du Cameroun ou chez les Navajos en Arizona, les theories évoquées pour expliquer la maladie permettent toujours de rassurer les malades. Elles réorganisent le chaos, génèrent un espoir, donnent un sens, définissent une direction pour l’individu et sa collectivité. Peu importe la croyance, pourvu que l’on puisse y croire. Biologiquement, on sait que nos croyances sont indispensables pour survivre car, en générant des pensées positives et des émotions agréables, elles participent à la mise en route des mécanismes réparateurs du corps et à l’activation de bonnes defenses immunitaires. C’est parce qu’ils se sont inventé l’espoir d’un paradis que nos ancêtres sont parvenus à resister aux stress de leur condition. C’est parce que nous pouvons imaginer que nos souffrances ne seront pas inutiles que nous supportons les épreuves de notre vie. “Avoir l’espoir ne signifie pas que nous pensons que les choses vont se produire bien, écrivait Vaclav Havel. Cela signifie simplement que nous pensons que les choses auront un sens”. Sans espoir il est impossible de continuer à vivre. Sans un sens, nous ne pouvons plus advancer. Cependant, il me paraît important de ne pas se laisser enfermer dans une croyance. Il faut pouvoir relativiser nos représentations de la réalité, les enrichir à partir de nos expériences, les faire évoluer, ne pas s’identifier à notre pensée car celle-ci n’est que le reflet partiel et incomplet de ce qui est vraiment. Malheureusement, la plupart d’entre nous reste très attachée à nos croyances et refusent de les mettre en doute. Cela provoque les guerres les plus sanglantes. Car l’être humain est capable de tuer pour defender une croyance qui le rassure. C’est pour cela qu’il est important de pousser notre curiosité au-delà des croyances. A cette condition seulement nous pouvons comprendre l’“esprit des choses”, l’“esprit de ce que nous sommes”. Pour moi, c’est dans cette comprehension que reside la veritable spiritualité. Tout mon travail de médecin, de thérapeute et d’auteur tente de se situer à ce niveau. On découvre alors l’essence, l’essentiel, le bon sens qui nous montre à tous le même chemin.
AG: vaste programme…
TJ: programme indispensable, il me semble. Je suis interpellé que constater à quell point les gens laissent les autres penser à leur place. En particulier lorsqu’ils sont malades. En soi cela est compréhensible car la maladie est un traumatisme qui nous ôte nos repères et nos certitudes. Face à elle, nous sommes comme infantilisés et, du coup, nous avons tendance à remettre notre pouvoir à une autorité extérieure, un “bon parent”, un soignant, notre thérapeute ou notre médecin. Le transfert est facile. Mais je crois qu’un bon thérapeute ou un bon médecin doit aider les patients à trouver leur propre pouvoir. Mon livre est une incitation pour les malades à retrouver leur liberté et, face à la question du sens, choisir le ou les sens qu’ils souhaitent attributer à leur experience. Loin des théories toutes faites et de certaines affirmations “psychosomatiques” qui déclarent que toutes les maladies ont une cause psychologique (voire même une cause exclusivement psychologique), la réponse est à trouver au fond de chaque individu. Dans un véritable travail de libération.
AG : il y aurait actuellement face à l'absence de sens d'une société en crise, une demande profonde et collective de sens ?
TJ : je le pense, je le constate également. Les Chinois écrivent le mot “crise” en apposant deux idéogrammes; l’un signifie “le danger”, l’autre veut dire “l’opportunité”. Toute crise comporte en effet le danger de ne pas comprendre les raisons qui l’ont provoquée et, donc, de s’enfoncer plus loin dans la catastrophe. Et, en même temps, chaque crise est une opportunité de détecter les causes l’on produite et, de là, de changer ces causes afin d’obtenir d'autres effets. Depuis trois cents ans (depuis le siècle des Lumières), en Occident, nous nous représentons le monde comme une mécanique, et nous considérons la nature comme dangereuse. Convaincus d’être supérieurs, “en dehors de la nature”, nous pensons pouvoir dominer le monde par la comprehension de ses “mécanismes”. Malheureusement, à force de nous intéresser aux détails nous avons perdu la vision de l’ensemble. Et, en focalisant notre attention sur l’aspect materiel du monde, nous ne nous posons plus la question des liens existants entre les différents élements de la réalité. Nous ne nous posons plus la question du sens de notre réalité. Certains chercheurs affirment qu’il n'existe pas de sens préétabli à la réalité. C’est possible, cependant nous oublions qu’il est indispensable d’attribuer un sens à cette réalité car, je l’ai dit: le sens génère l’espoir nécessaire à notre survie. Un monde désespéré est un monde à l’agonie. L’important n’est pas tant de savoir si les choses ont un sens mais plutôt de savoir quel sens nous allons attributer aux choses. La question du sens a été evacuee du champ de nos préoccupations en même temps que l’analyse scientifique et matérialiste du monde a supplanter la démarche religieuse et spirituelle. Intuitivement, nous sentons bien qu’il manque quelque chose à notre équilibre. Simplement parce que nous ne sommes pas seulement des animaux constitutés de matière; nous sommes aussi des êtres animés d’émotions et de sentiments, des animaux en quête de sens.
AG : est-ce qu'on peut dire que la médecine conventionnelle, la médecine classique est dans une absence de sens, ou c'est plus compliqué que cela ?
TJ: la médecine est le reflet de la société dans laquelle nous vivons, elle est une émanation de la civilisation que, tous, collectivement, nous créons. A force de négliger la question du sens, on oublie de définir la direction dans laquelle nous souhaitons poursuivre notre aventure individuelle et collective. Réfléchir au sens de la maladie c’est aussi réflechir à l’orientation de notre chemin personnel et sociétal. Les anglo-saxons utilisent trois mots pour definer la maladie. Disease (la perte d'aisance) désigne l'affection comme elle est décrite par notre médecine scientifique. Illness traduit le malaise qui accompagne la maladie, c'est-à-dire le vécu subjectif du patient que notre médecine contemporaine ne prend pas ou très peu en compte. Enfin, sickness qualifie la maladie en tant que phénomène social engageant la responsabilité de toute la collectivité. Il existe donc au moins trois niveaux de sens à la maladie: un “sens biologique” de la pathologie-disease, un “sens symbolique” du malaise-illness et un “sens collectif” de la maladie-sickness. La médecine contemporaine ne s'intéresse pas beaucoup à ce sens collectif. Et nos sociétés individualistes sont peu enclines à considerer la responsabilité communautaire face à l’émergence de certaines pathologies… pensons au cancer contre lequel nous déployons de nombreux efforts de traitement mais très peu de mesures preventives… Nous avons encore beaucoup de mal à considerer notre responsabilité dans les processus de causes à effets qui provoquent l’accroissement du nombre des cancers… Nous n’avons pas très envie de changer nos habitudes de pollueurs… Pourtant il n’y a qu’en assumant notre “respons-abilité” que nous pouvons être habilités à répondre aux problèmes. C’est ce que savent des peuples traditionnels comme les Aborigènes, les Douala ou les Navajos. Chez eux, la plupart des rituels de guérison exigent la participation de l’ensemble de la communauté. AG : comment se fait-il que le “sens biologique” de l’affection-disease soit tellement valorisé dans notre culture occidentale, au détriment des autres sens de la maladie ? TJ: définir le “sens biologique” des maladies est naturel pour une culture comme la nôtre qui tente de comprendre la nature dans ses détails pour mieux s’en protéger, mieux la dominer. Notre médecine soignent des corps-objets. Elle ne s’intéresse pas aux corps-sujets. Il n’est donc pas étonnant qu’elle neglige le “sens symbolique” que nous avons besoin d’attribuer à nos expériences. Et, privilégiant les détails, elle oublie la globalité. Il n’est donc pas surprenant qu’elle minimise le “sens collectif” de nos maux.
AG : parlons maintenant de "ce pauvre docteur Hamer", votre livre apparait un peu comme un réquisitoire contre lui ...
TJ : je suis désolé que cela puisse être perçu comme un réquisitoire, car ce n'était pas mon but. J’ai simplement cherché à comprendre les théories de Hamer. Face à la médecine scientifique et technologique qui soigne le corps comme un objet, un courant de la médecine s’est constitué au début du XXème siècle afin de reconsidérer l’individu comme une entité indivisible. C’est la médecine “psycho-somatique”. J’ai retracé, dans mon livre, l'histoire de la médecine psychosomatique afin de comprendre comment celle-ci, avait pu donner naissance à des théories comme celle de Ryke Geerd Hamer, qui affirment une origine exclusivement psychologique à toutes les maladies et en particuluier au cancer. Ainsi, de Groddeck à Hamer, en passant par Freud, Jung, Reich, Helene Flanders Dunbar, Franz Alexander, Françoise Dolto, Henri Laborit ou George Canguilhem, j’ai tenté de montrer comment les affirmations de ce que l’on appelle la Nouvelle Médecine Germanique se sont mises en place. C’est passionnant. Mais, à la lumière, des dernières découvertes de la science, je suis obligé de constater que les affirmations de Hamer ne peuvent pas être considérées comme des theories mais simplement comme des hypothèses qui sont loin d’être démontrées, expliquées et vérifiées. Le reconnaître est la moindre des humilités. La moindre des honnêtetés aussi. Dans ma pratique je rencontre beaucoup de patients qui, véritablement endoctrinés par les affirmation de la Nouvelle Médecine Gernanique (ou de l’une de ses écoles comme la Biologie Totale) ont abandonné tout autre traitement que la prise en charge psychothérapeutique, convaincu de guérir de leur cancer par la seule resolution d’un conflit psychologique supposé à l’origine de leur pathologie. Arrivés à la fin de leur vie, ces patients meurent souvent dans la culpabilité de ne pas être parvenus à identifier leur problème psychologique ou de ne pas être arrivé à le dépasser. C’est absurde. Car, même si le cancer peut être favorisé par un stress psychologique, comme la plupart des maladies, il s’agit avant tout d’une pathologie d’origine multifactorielle. Les affirmations de Hamer surviennent à la suite d’une expérience dramatique qu’il a vécu à travers la mort de son fils, tué par une balle perdue – une affaire que la justice a voulu étouffer pour protéger le meurtrier, fils d’une personnage très en vue – et, quelques mois plus tard, l’apparition d’un cancer du testicule qui, selon le médecin allemand, était la conséquence de sont chagrin, manifestée sous la forme d’une maladie mortelle dans un organe hautement symbolique de sa paternité blessée. Comme beaucoup d’inventeurs convaincus du genie de leur idée, Hamer a voulu faire entendre ses affirmations sans y joindre la pédagogie nécessaire et, surtout, sans faire réferences à ces nombreux prédécesseurs, théoriciens de la pensée psychosomatique. Rejetés par ses paires, il a développé une sorte de “parano” qui m’a empêché de le rencontrer au cours de mon enquête… c’est dommage.
AG : ce nouveau livre serait-il un appel à la médecine contemporaine pour évoluer, réfléchir, se remettre en question ...?
TJ : c’est un appel à tous les soignants, médecins ou non médecins, conventionnels ou non conventionnels, défenseurs ou détracteurs des hypotheses de Hamer. Et ce pour deux raisons. Tout d’abord parce que de plus en plus de patients sont fâchés contre la médecine. La plupart des médecins ne s'en rendent pas compte car ils vivent dans des univers clos, cependant un veritable fossé se creuse entre les soignants et les soignés. De plus en plus de gens ne se sentent pas respectés dans leur intégrité, leur globalité et la médecine se prive d'un moyen de les aider. Car le fait d’écouter les patients, de leur permettre de confier leur malaise et de les accompagner dans leur quête de sens, générerait une série d’émotions agréables ou “positives” qui participeraient à leur guérison. Sans compter que cette dimension humaine et humaniste redonnerait du sens à la pratique médicale. De nombreux médecins en seraient plus heureux. La seconde raison à cet appel est que, je l’ai dit, face au manque d’intérêt de la médecine pour la question du sens, de nombreux patients consultent des thérapeutes qui, parfois, sont eux-mêmes pris au piège de la volonté de répondre et d'apporter des solutions. Animés par une espèce de volonté de toute-puissance, ces “donneurs de sens” empêchent les malades de trouver leur proper vérité. C’est dommage. Car aucun être humain ne peut, je crois, être réduit à une théorie trop simple. Nous sommes tellement complexes. Il faut beaucoup d’humilité lorsque l’on endosse la responsablité d’aider autrui sur le chemin de la guérison. Beaucoup de respect aussi. Nous sommes des “phénomènes” multidimensionnels, animaux biologiques, symboliques et sociaux. En tant que soignants, nous devons nous poser des questions et de ne pas nous satisfaire de nos réponses toutes faites.
Alain Gourhant : vous parlez aussi du “sens collectif” de la maladie. N’est-ce pas le sens le moins fréquemment évoqué dans notre culture?
TJ : C’est un fait. La médecine scientifique comprend assez bien le “sens biologique” des l’affections-diseases qu’elle analyse, diagnostique et soigne à l’aide de remèdes et de technologies. Les patients, quant à eux, s’intéressent de plus en plus au “sens symbolique” de leurs malaisesillnesses et tentent ainsi d’inscrire leur experience de la maladie dans le cours de leur existence. En revanche, le “sens collectif” de nos maladies-sicknesses est très peu pris en compte dans nos sociétés contemporaines occidentales ou occidentalisées. On est loin de ce qui se produit dans des sociétés traditionnelles comme celle des Navajos où la guérison d’un individu passe par une remise en question de toute la communauté; chaque membre du clan participle aux rituels organisés par le guerisseur – le hataali – qui dessine des peintures de sable sur le sol du hogan, où les ceremonies de guérison peuvent durer jusqu’à huit nuits et neuf jours.
AG: vous semblez le regretter…
TJ: Et pour cause. Le peu de conscience et d’intérêt pour le “sens collectif” des maladies aboutit à un manque de réflexion de la part de nos collectivités à propos des moyens de prévenir nos maux. Les individus sont déresponsabilisés par rapport à leur santé. Toute la sociéte évite de s’interroger sur les causes profondes impliquées dans la genèse des maladies. Prenez l’exemple des plans “anticancer”. D’un côté on conseille aux gens de manger plus de fruits et de legumes, on leur recommande d’éviter le tabac, l’alcool, les graisses, trop de sucre – ce qui n’empêche pas de continuer à vendre les fruits et les légumes aussi chers, et d’autoriser la commercialisation d’un nombre invraisemblable d’aliments trop gras et trop sucré, sans parler de l’imposture qui consiste à vendre des cigarettes et de l’alcool en enrichissant les caisses de l’Etat, le même Etat devant financer la prise en charge des maladies causées par le tabac et l’excès de boissons alcoolisées. D’un autre côté, les plans “anticancer” mettent l’accent sur la nécessité d’un dépistage précoce. Celui-ci est certes très important car il représente le moyen de guérir plus de malades, cependant on ne peut pas parler de véritable politique “anticancer” puisque, jusqu’à preuve du contraire, dépister une maladie ce n’est pas empêcher cette maladie d’apparaître! Si nous voulions réellement diminuer le nombre des cancers nous devrions clairement définir les facteurs qui favorisent et provoquent l’émergence et l’augmentation de cette maladie; parmi ceux-ci les pollutions environnementales occupent une place sousestimée, c’est donc nos modes de production et de consummation qui devraient être remise en question.
AG: ceci impliquerait un profond changement…
TJ: bien entendu. Une véritable prevention du cancer impliquerait un profond changement des fondements de notre civilisation. Comme la plupart des maladies, le cancer est une pathologie d’origine multifactorielle. Y participent des causes héréditaires, des déséquilibres alimentaires, des pollutions environnementales d’autant plus dangereuses qu’elles sont souvent invisibles, des agents infectieux, mais aussi des stress psychologiques chroniques qui fragilisent l’individu et l’ “usent” prématurément. Aujourd’hui nous vivons plus longtemps, essentiellement grâce aux développement des mesures antiinfectieuses (hygiene, vaccins, antibiotiques) et grâce aux progrès de la chirurgie qui répare les corps malformés, les corps cassés et le corps usés. Cependant, l’allongement de notre temps de vie nous expose à un nombre plus important de facteurs d’usure, parmi les quels le stress chronique et les pollutions environnementales sont très toxiques pour notre santé. Il en résulte toute une série de pathologies d’usure, chroniques et survenant de plus en plus précocément: maladies cardiovasculaires, diabète, arthrites, maladies inflammatoires et autoimmunes, allergies, ulcères de l’estomac, dépressions, cancers… autant de maladies dites “de civilisation” face aux quelles nous devons interroger nos comportements et revoir nos modes de vie.
AG: ce qui n’est pas simple…
TJ: c’est même très compliqué. Car cela suppose une modification de notre représentation du monde et de nous-mêmes. Or, depuis trois cent ans, en Occident, nous considérons que l’être humain est en dehors de la nature, que la nature est dangereuse et que nous devons utiliser notre intelligence pour la comprendre dans ses moindres détails pour la contrôler, l’influencer, la dominer. A force d’avoir analysé la nature dans ses details, nous en avons oublié de nous la représenter dans son ensemble, nous avons perdu la vision des liens qui tissent le tissu vivant. Nous avons une vision morcellée de la réalité. Du coup, il nous est difficile de comprendre la succession des causes et des consequences qui mènent à la maladie. Nous nous protégeons exagérément face à cette nature considérée comme dangereuse, nous produisons beaucoup, beaucoup trop et nous encourageons à la consommation effrénée de nos productions. Aveuglés par nos croyances, nous polluons sans jamais remettre en cause notre représentation du monde. Convaincus qu’il nous faut innover, produire et consommer, sans cesse, au service d’une croissance sans fin, nous ne sommes pas prêts à abnadonner nos modes de vie, même si ceux-ci nous sommettent à des stress absolument néfastes pour l’équilibre de notre santé. Dans ce contexte il n’y a pas vraiment de place pour une véritable prevention.
AG : pourtant on a le sentiment que le changement est devenu une nécessité…
TJ : il y a dix ans, j'ai effectué un jeûne en compagnie de Théodore Monod. Celui-ci s’interrogeait. “ Et si l'aventure humaine devait échouer...” avait-il donné comme titre à l’un de ses ouvrages. Sans aller jusqu’à reprendre le titre de l’ouvrage plus recent d’Yves Paccalet “l’humanité disparaîtra, bon débarras”, je pense qu’il est tout à fait possible que notre espèce atteigne les limites de ses capacités d’adaptation et finissent par entraîner elle-même sa proper disparition… peu importe, finalement, car plus importante que l’être humain, la vie poursuivra son aventure… nous ferions bien de nous rappeler que loin d’être en dehors de la nature, nous en faisons au contraire partie intégrante. Nous allons devoir changer notre representation de nous-mêmes et du monde, car si nous n’y parvenons pas, nous risquons de finir par être réellement exclus de la nature, éliminés par elle, faute d’avoir eu l’intelligence de comprendre ses lois et l’humilité de les respecter. Humilité vient de humus qui signifie “la terre” en latin. Humulité et humanité, ces deux mots ont la même origine… il est temps de nous en souvenir car nous ne serons pleinement humains que lorsque nous serons vraiment humbles. Il est temps que nous utilisions notre intelligence au service du bon sens.
AG : qu’entendez-vous par là ?
TJ : Ce que j’appelle le “bon sens” est celui qu’emprunte l’information dans notre cerveau. Le cerveau humain est le résultat d’une évolution. A sa base, une partie très ancienne, archaïque, partagée en gros avec les reptiles, nous permet d’appréhender le monde à travers des sensations physiques et d’y répondre de manière automatique, non consciente, par un jeu de réflexes vitaux qui nous permettent d’ajuster notre physiologie aux circonstances de notre vie. Puis, les informations sensorielles physiques sont transformées en emotions dans notre cerveau mammifère – ce que nous appelons le système limbique. Les emotions – agréables ou, au contraire, désagréables – sont des signaux qui nous renseignent si nos perceptions sont bonnes ou mauvaises pour nous. Elles entraînent toute une série de reactions corporelles et, en même temps, elles sont transformées, au niveau des couches les plus récentes de notre cerveau – notre néocortex, plus spécifiquement humain – en images, en representations, sur lesquelles nous posons des sons, des mots, des sentiments; sentiments qui alimentent nos pensées, nos croyances. Revenir au “bon sens” consiste donc à d’abord recontacter nos sensations physiques, reprendre conscience de la réalité corporelle et matérielle, pour ensuite écouter les émotions qui naissent de nos expériences physiques et, finalement, mettre des mots sur ces emotions. Et pas le contraire. Car si nous nous fions à nos discours sans tenir compte de la réalité physique et émotionnelle nous risquons de délirer. Cela nous permet d’affirmer qu’il faut continuer à polluer la planète où nous vivons sans ressentir l’inconfort, voire la souffrance provoquée par nos pollutions. Délirer vient de delirare qui veut dire “sortir du sillon” en latin. La métaphore est jolie car le “bon sens” est celui des paysans, soumis aux contraintes de la terre, aux rythme des saisons, obliges de cultiver leurs champs avec humilité. Ce bon sens nous remet en contact avec la réalité, avec l’essentiel, il permet de trouver un sens qui nous emmène dans une bonne direction.
AG: comment traduisez-vous tout cela dans votre travail avec les patients?
TJ: J’accompagne principalement des personnes atteintes d’une maladie chronique. La plupart d’entre elles souffre d’un cancer. Car le cancer, de part la longueur de certains traitements ou la lenteur d’une evolution qui, hélas ne se solde pas toujours par la guérison, s’inscrit bien souvent dans la chronicité. Ces malades cherchent du sens mais ne trouvent pas de pistes de réflexion auprès des médecins et des soignants dans l’univers de la médecine dite “conventionnelle”. Certains se sont adressés à des thérapeutes dits “alternatifs” qui, parfois, se sont comportés comme des “donneurs de sens”. Mon travail essaie au contraire d’aider chacun à trouver le sens qui lui appartient. La signification qu’il souhaite attributer à son experience de la maladie. Je propose donc, tout d’abord, de revenir au corps. A travers le mouvement, la respiration, la danse, des exercices inspires du qigong ou du tai chi, les malades ont alors la possibilité de distinguer, de ressentir et de prendre conscience des zones fluides, souples et confortables dans leur corps, et, par contraste des zones rigidifiées, raidies, contractées, douloureuses et inconfortables. Ils apprennent à discerner ce qui est en santé de ce qui est en souffrance. A partir de cette experience corporelle, je les invite à accueillir les emotions qui surgissent des sensations éprouvées. Et, ensuite seulement, à mettre des mots sur leur experience… et, avant les mots, à s’exprimer d’une manière spontannée, à travers un élan physique et émotionnel, en utilisant une forme non négociable de l’expression humaine: l’expression artisitique. Le dessin, la sculpture, … les malades découvrent alors tellement plus d’eux-mêmes que ce qu’ils croyaient être. A chaque fois, je suis émerveillé de découvrir leurs productions artistiques. Celles-ci contiennent tous les archetypes du bon sens. La santé, tant espérée par les patients, y est représentée par des fleurs, des arbres et des oiseaux, dans un ciel bleu où brille un soleil flamboyant dont les rayons scintillent dans les torrents d’eau qui coulent sur le papier… les metaphores empruntées à la nature sont nombreuses.
AG : vous faites souvent réference à la mythologie de l'Egypte ancienne dans votre ouvrage. Pourquoi?
TJ : depuis l’âge de cinq ans, j’entretiens une relation très particulière avec la civilisation pharaonique. Ce fut un véritable coup de foudre qui m’a incite à suivre de cours d’égyptologie dès l’enfance, à Bruxelles. Avec le recul, je comprends mieux les raisons de cette passion égyptienne. La mort, tout d’abord, totalement intégrée à la vie. La nature, ensuite, véritable maîtresse du peuple égyptien, qui lui imposait ses lois à travers le respect des rythmes de la crue du Nil, des récoltes de blé et d’orge. La pensée des anciens Egyptiens était profondément influence par la conscience de l’alernance entre la sécheresse et l’abondance, entre la vie et la mort. Elle fut pour moi un moyen de mieux comprendre l’esprit des choses, un refuge spirituel. Elle l’est encore. Et la symbolique des divinités du panthéon egyptien est une source d’inspiration prodigieuse pour celui qui souhaite revenir au bon sens. La fascination que cette civilisation exerce sur nos contemporrains n’est pas dûe au hasard. Nous sommes impressionné par la stabilité de cette culture qui a marqué l’histoire pendant trois mille ans, en transmettant des valeurs essentielles qui restent fondamentales pour nos sociétés modernes. La civilisation pharaonique est un exemple remarquable de culture sophistiquée ayant été capable de rester en lien étroit avec la nature… une source d’inspiration, donc, pour nous qui sommes si fiers de nos sophistications et tellement déconnectés de la nature.
AG: parmi les différentes divinités qui apparaissent tout au long de votre livre, pourtant très scientifique, il y a une figure étrange qui porte une plume d’autruche sur la tête… la déesse Maât…
TJ: Maât représente le principe fondateur de la civilisation de l’Egypte ancienne. Elle symbolise l’harmonie cosmique, la justesse indispensable au bon fonctionnement de l’univers. En français, on a tendance à parler de “justice” lorsque l’on qualifie Maât… ce n’est pas tout à fait exact… il s’agit surtout de “justesse”. C’est-à-dire, la nécessité que chaque chose, que chaque être soit à sa “juste” place. A ce prix est le maintien de l’équilibre et de l’harmonie. Pharaon était le garant de la Maât. Toute l’intention du peuple égyptien était de perpétuer la Maât… on comprend dès lors pourquoi une civilisation peut durer trois mille ans et laisser un message si fort à l’humanité. Dans l’imaginaire mythologique de l’ancienne Egypte, le défunt devait se presenter devant Osiris si il voulait accéder à la vie éternelle. Il déposait alors son coeur sur un plateau de la balance d’Osiris et, sur l’autre plateau, Maât déposait la plume d’autruche qu’elle portrait sur la tête. Si le coeur du défunt était plus lourd que la plume de Maât, cela signifiait que les actions du mort n’avait pas été en accord avec le principe de la justesse, de l’harmonie et de l’équilibre; il était dévoré par un monster. Si, au contraire, le coeur du défunt était plus léger que la plume de Maât, il pouvait entrer dans le Royaume d’Osiris et connaître la vie éternelle.
AG : quand on a lu votre livre, on a l'impression d'une multitude, d'une complexité de sens en rapport avec la maladie ; quelle(s) qualité(s) nous faut-il, pour pouvoir naviguer dans cet océan de complexité et cela a-t-il un lien avec l'esprit intégratif que nous essayons de développer dans ce journal ?
TJ : certainement. Il me semble que si nous voulons répondre à la question du sens, la première qualité à développer est le discernement. Notre tradition occidentale a depuis trois cent ans élaborer une pensée analytique propice au discernement. Profitons-en. Le “phénomène humain” – comme le qualifiait Theillard de Chardin – est un phénomène multidimentionnel. La vie est mutidimentionnelle. Comme tout ce qui la constitue, y compris la maladie. Il paraît donc important de répondre à la question du sens d’une manière nuance, en tenant compte de cette multidimensionnalité. “Sens biologique” des affections que la médecine tente de comprendre, diagnostiquer et soigner. “Sens symbolique” que les patients ont besoin d’attribuer à leur souffrance afin d’intégrer cette experience dans le cours de leur existence, en fonction de leur passé, dans l’espoir d’un futur, en quête d’une direction à suivre pour continuer leur aventure. “Sens collectif” qui interroge nos sociétés. L’Organisation Mondiale de la Santé n’a-t-elle pas défini la santé comme un état de bien-être à la fois physique, psychique et social? L’enjeu est de pouvoir discerner ces différents sens de la maladie, ces différentes conditions necessaires pour préserver la bonne santé; et en même temps pouvoir comprendre que tout est lié, qu’il faut intégrer toutes les dimensions de l’être dans notre réfexion, faute de quoi nous passerions à côté de la réalité, dans la beauté de sa complexité.
AG : peut-on dire que la demarche “integrative” qui travaille sur les liens entre les différentes dimensions de l'être ou de la personne humaine constitue une demarche “spirituelle”?
TJ: à partir du moment où l’onn considère que la spiritualité est la science qui permet de comprendre l’esprit des êtres et des choses, oui: toute demarche integrative est animée d’une intention spirituelle. Comprendre l’esprit de ce que nous sommes et de ce qu’est le monde nécessite la capacité de discerner, puis d’intégrer. Identifier toutes les pieces du puzzle, puis les mettre ensemble, les relier, reconstruire le tout.
AG: “Santé intégrative” serait donc un journal spirituel?
TJ: il me semble que votre journal propose une comprehension des liens qui permettent de reconstituter le puzzle. Dans ce sens, il est “spirituel”. On pourrait peut-être dire qu’il fait partie des tentatives de “respiritualisation” de la pratique médicale. Etant entendu bien sûr que la spirirtualité dont nous parlons n’est pas reliée à une conception ou une croyance religieuse.
AG: une spiritualité “laïque” ?
TJ: qualifions-là ainsi puisqu’il faut apporter cette precision afin d’éviter les confusions.